sortie de route

Il fallait bien que ça tombe aujourd’hui. Après la nuit agitée qu’il avait passée, préoccupé par la journée qui s’annonçait, c’était vraiment pas le moment.

Ça venait le cueillir alors qu’il pensait être bientôt débarrassé de tout ça et qu’il venait de relâcher un peu son attention. Au moment où il abordait la sortie pour quitter la voie rapide, son auto avait eu un soubresaut, un hoquet. Insignifiant sur l’instant, le cafouillage s’était répété presque aussitôt, juste le temps qu’il faut pour se dire que ça n’est pas arrivé, et s’était transformé soudain en une succession de ratés suivie de l’arrêt du moteur. Il avait à peine eu le temps de mettre son clignotant et d’entamer une manœuvre pour se placer sur le bas-côté en roues libres. Deux cents mètres avant de prendre la sortie, les premières gouttes s’étaient mises à tomber ; il pleuvait fort maintenant alors que cette satanée voiture le plantait là, en pleine courbe. Quelle averse.

Son cerveau s’était mis à bouillir, le rendant incapable de la moindre réaction, de la moindre décision. Il y avait comme un voile entre sa conscience et son corps. Anesthésie générale. Il reprit pourtant ses esprits au bout de quelques instants, inspira un grand coup et ferma les yeux. Impossible de sortir sous cette pluie sans se retrouver trempé et rendre inutiles tous ces préparatifs. Dans un effort pour se comporter de façon rationnelle, il tenta de tourner la clef de contact : dix secondes de ce régime lui firent comprendre que l’entreprise était vaine. Au moins pour le moment. Il enrageait et se contenait.

Il détestait ces situations où l’heure d’un rendez-vous n’était pas encore arrivée mais que quoi qu’il fasse, il était déjà trop tard pour y être à temps. Ces moments où le destin semble imposer son existence. Et là, c’était pire encore : si la voiture voulait bien démarrer ou s’il pouvait appeler un taxi, il pouvait encore s’y rendre à l’heure. Alors qu’il se disait ça, il vérifiait sur l’écran de son portable, pourtant rechargé par précaution, mais les indications étaient claires : pas de réseau.

Il y avait bien la solution de sortir et faire du stop mais à la vitesse où les autos arrivaient dans cette bretelle sans visibilité, ça ressemblait surtout à un suicide. Il était donc prisonnier de ce véhicule immobile, incapable de faire quoi que ce soit qui puisse le sortir d’affaire. Il se sentait un roi pat, coincé au bord de l’échiquier.

Il tourna la clef encore une fois, actionna deux ou trois fois les essuies-glace pour constater que le paysage rincé par la pluie n’en valait même pas la peine.

Il serra le poing, arma son bras comme pour frapper mais se ravisa ; il n’allait pas en plus se blesser dans un geste de colère. L’enchaînement inéluctable des faits n’avait pas besoin d’une aide qu’il était bien décidé à lui refuser. En même temps, il savait bien que ce bras de fer avec le hasard n’avait aucun sens.

La pluie tombait de plus belle, comme pour lui signifier qu’il pouvait abandonner tout espoir. L’eau frappant les vitres, dégoulinant en un rideau translucide et la buée qui commençait à se former à l’intérieur finissaient de l’isoler dans cet habitacle. Il baissa les épaules, se cala sur l’appui-tête en se laissant aller en arrière et ferma les yeux quelques instants. Il respirait par la bouche, comme pour chercher dans son souffle une possible solution.

D’un mouvement de bras, il alluma l’autoradio et monta le volume mais le vacarme de la pluie sur le toit l’obligeait à faire un effort pénible pour comprendre ce que l’animatrice racontait. Du bout du doigt, il mit fin au monologue et referma les yeux.

Constatant qu’il n’avait pas d’issue immédiatement accessible, pas d’alternative valable, il s’abandonna alors. Peu à peu, il s’apaisait ; lui qui d’habitude contrôlait chaque instant de sa vie dans une effort permanent pour satisfaire des exigences dont il ne connaissait d’ailleurs même plus l’origine se retrouvait soudain dans une position d’impuissance qui le soulageait. Cette situation qu’il aurait appréhendée d’ordinaire plus que tout lui rendait en définitive service. Elle lui donnait un alibi, une excuse pour devenir passif, pour ne plus décider. Pour subir.

Les contraintes que lui imposait sa vie professionnelle avaient déteint sur sa vie personnelle et il avait fait siennes des habitudes qui, au fond, ne lui appartenaient pas vraiment. Dans un soucis de rendre supportable la soumission aux attentes de sa boîte, il s’était mis à croire à des préceptes obligés et à pratiquer l’exercice quotidien de l’auto-persuasion. À convaincre les autres chaque jour, il en arrivait à se convaincre lui-même et, par mimétisme avec ses paroles, sa pensée avait doucement glissé vers la croyance.

Le plus machiavélique, c’était qu’un subtil effet de surface venait anesthésier les ressorts profonds qui l’animaient autrefois ; il savait bien au fond de lui que tout ça n’était qu’apparence, illusion. Mais c’était tellement confortable.

Là, assis sur le siège trop droit, il ne pensait enfin à rien. Coincé derrière le volant, il se surprit à savourer cet instant de quiétude et de liberté obligées. Il ouvrit les yeux ; le ciel blanc agressait son regard. D’un mouvement, il baissa le pare-soleil et ouvrit la boîte-à-gants pour y rechercher n’importe quoi, un chewing gum, une friandise. Sa main tomba sur un paquet de cigarettes. Il ne s’attendait pas à le trouver là.

Il hésita d’abord puis du pouce il enfonça l’allume-cigare ; c’était le première fois que ce machin servait dans cette voiture. Depuis la naissance de leur fille, sa femme et lui n’avaient plus jamais fumé à l’intérieur. Etait-ce vraiment pour lui épargner des soucis de santé futurs ou pour se donner l’illusion de la responsabilité ? Il n’en savait fichtre rien. Ça faisait partie de ces choses évidentes qu’il ne remettait jamais en cause sans avoir pris le temps d’y réfléchir vraiment. Ces certitudes fragiles qui semblent rendre le monde concret.

Il tira une cigarette du paquet et abaissa un peu la vitre côté passager. Au travers de cet interstice, le bruit de la pluie devint plus clair, plus naturel et moins obsédant. L’air frais s’engouffra aussi et lui procura du bien-être. Il aurait dû y penser plus tôt. Dans un déclic, l’allume-cigare signala qu’il était prêt.

Il savoura les deux secondes où le tabac craque sous la chaleur intense du métal incandescent. Il sentait cette chaleur irradier son visage, un peu comme ces feux de camp qu’il partageait avec ses frères ou ses potes autrefois. Il se revoyait assis par terre, devant la tente ou sur un tronc d’arbre, mais il ne se souvenait plus de quoi ils pouvaient bien parler. Ça durait des heures, ils remettaient du bois, ils rigolaient. Bon sang, c’était hier à peine.

Il inspira une petite bouffée, les joues creusées. Le goût amer lui piquait un peu la langue. Machinalement, il déposa l’allume-cigare dans le cendrier tout en soufflant la fumée vers la vitre entrouverte. Il dégrafa sa ceinture de sécurité, dénoua sa cravate et déboutonna le col de sa chemise. D’une tape du doigt, il fit tomber la cendre qui atterrît à côté de sa cible. Une pichenette et il l’éparpilla après avoir changé la cigarette de main. Il tira un seconde bouffée, longue celle-là, mais le tabac lui montait déjà à la tête.

Il connaissait bien cette sensation désagréable de haut-le-cœur quand il fumait à nouveau après une longue période d’abstinence. En fait il prenait plus de plaisir dans la gestuelle qui accompagne la consommation de tabac que dans la griserie nauséeuse que procure la nicotine. Avant que les tempes ne le fassent souffrir et que son estomac ne le travaille, il baissa complètement la vitre et fit voler le long mégot d’un geste élégant du doigt. Il le vit disparaître, tourbillonnant, dans l’herbe du bas-côté. Il ne pleuvait plus.

Une larme au coin de l’œil à cause de la fumée, il remonta la manche de sa chemise pour regarder l’heure. Ils avaient commencé sans lui. Il regardait sa serviette inutile posée sur le tapis de sol, aux pieds du passager absent. Tout ce travail pour rien.


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